Exceptionnel ! Interview de Dimitri Granovsky et Christian Renaut pour le sublime livre « La Belle au Bois Dormant » !

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Aujourd’hui directeur adjoint aux côtés de Franck Petitta à l’Ecole Georges Méliès¹, Dimitri Granovsky² a supervisé La Belle au Bois Dormant, nouvel ouvrage signé Pierre Lambert que les fans de (beaux) livres d’animation connaissent bien. Et pour cause !

Soit un luxueux ouvrage au grand format qui, certes, se mérite (150 euros) mais qui à l’image du dessin animé dont il est présentement question, ne manquera pas… de s’inscrire dans le temps. Car tel est bien le paradoxe de La Belle au Bois Dormant, œuvre mal estimée lors de sa sortie… réévaluée depuis ! Oeuvre culte ? Chef d’œuvre ? Illustration du slow art versus la speed production ? De quoi poser la question à cet homme charmant en compagnie de Christian Renaut dont on n’a pas oublié l’approche critique de l’œuvre disneyenne dans deux ouvrages qui ont, eux aussi, fait date.

Ouvrage conséquent dont la sortie fut longtemps annoncée/guettée/repoussée… A parcourir aujourd’hui ces 240 pages sur papier luxueux avec 250 documents originaux, études préliminaires, layouts, cellulos…. On devine bien que pareille « production » ne doit pas s’improviser. Quelle en fut la genèse ?

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Dimitri Granovsky : Kristof Serrand, directeur de l’animation chez DreamWorks m’a un jour proposé de rencontrer Pierre Lambert qui m’a alors parlé de son idée de faire ce livre. L’école était alors en plein développement – elle l’est toujours d’ailleurs – et avait dans son business plan le projet de créer une maison d’édition. C’est pourquoi lorsque Pierre Lambert nous a présenté son projet, nous nous sommes montrés hyper intéressés même si nous n’avions pas la… trésorerie (rires).

Il faut bien comprendre que devant un tel projet d’édition, il faut organiser les choses. C’est une prise de risques, c’est indéniable, ne serait-ce que pour rassembler les fonds, éditer le livre même si aujourd’hui il « tourne » très bien. Mais avant cela, il y a les droits que Disney exige et cela compte pour une bonne partie du budget (non communiqué. NDLR). Il faut aussi inclure la partie Direction artistique (DA) et le poste Création/Fabrication, même si, dans la cas présent, considérant que c’était notre première expérience, l’auteur comme la DA ont été très collaboratifs… en se montrant raisonnables à nos côtés.

Donc, en valeur comme au regard du temps, on a pu travailler sereinement et trouver le bon imprimeur – fabuleux je tiens à le signaler ! – mais qui ne se trouve pas en France. A mes yeux, c’est tout simplement le meilleur imprimeur que j’aie jamais rencontré. Sa qualité ? Avoir compris notre intention artistique, celle de Pierre comme de son DA, nous avoir aussi aidés en termes de timing et de trésorerie… et avoir tenu le délai avec une qualité exceptionnelle : qu’il s’agisse de la colorimétrie, de la qualité du papier ou de l’assemblage qui est particulièrement complexe. Bref ! Tout ce qui en fait la valeur du livre.

La question des droits négociés-négociables auprès des studios : c’est souvent là que le bât blesse, non ?

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Christian Renaut : Faire mon premier livre a été 14 années de galères et de persévérances ! En revanche, faire le deuxième a été d’une facilité déconcertante, comme si j’avais fait mes preuves. En tous les cas, autant obtenir les droits photo n’est pas une chose simple quand on ne fait pas partie du sérail, autant toutes mes interviews (environ 120 personnes) ont été un régal auprès d’artistes de toutes sortes.

J’ai eu la grande joie d’interviewer les plus grands et même je crois pouvoir dire de m’être fait des amis de certains d’entre eux avec qui j’ai gardé contact jusqu’à leur décès. Il me semble qu’ils avaient tous compris que je ne faisais pas des livres pour me faire « mousser » mais pour les mettre en lumière, tout en gardant un esprit critique. J’avais fait le rêve étant petit, de visiter les studios Disney et de rencontrer les dessinateurs de Bambi, Fantasia ou La belle au Bois dormant, j’ai eu la chance de le faire plusieurs fois. Que demande le peuple? (rires)

Dimitri Granovsky : Je dois reconnaître que nous n’avons pas eu de difficultés et pour des raisons simples : Pierre travaille depuis 25 ans avec les archives Disney (dont il fut longtemps l’attaché presse en France, NDLR). Ce n’est pas pour autant du favoritisme mais plutôt la reconnaissance d’une extrême exigence au regard de ce qui existe. Pour avoir les œuvres polychromes, cela demande alors une relation privilégiée, d’un point de vue professionnel, avec Disney. Au regard des éditions Dreamland, aujourd’hui disparues, et pour lesquelles j’ai le plus grand respect pour le travail d’édition alors réalisé, j’ajouterai que, depuis, les archives ont énormément évolué, ce qui facilite grandement le travail…

A sa sortie « La Belle au Bois Dormant » a été un échec. On a déploré une héroïne assez peu « chaleureuse », sur laquelle il n’était pas facile de « s’apitoyer », le tout sur fond de décors pour le moins froids avec des arbres… carrés !

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Dimitri Granovsky : C’est en effet une grande question. Le film n’a pas eu de succès sans doute parce que le marketing était très différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Mais c’est surtout une oeuvre basée sur un fondement artistique extrêmement fort que Walt Disney aimait beaucoup, avec des artistes regroupés autour de lui. Il faut ainsi rappeler comment, dans la période ‘40, il ramène d’Europe avec certains d’entre eux toute une documentation extraordinaire, je pense notamment à tous ces contes européens, de Grimm comme de Perrault… Fut alors mené tout un travail pour ramener ces œuvres européennes en vue de les offrir à la réflexion et à l’imaginaire des artistes de chez Disney qui en ont fait l’âge d’or.

Indépendamment de cela, on peut aussi dire que, oui, il y a des films plus mainstream que d’autres. J’emploie volontiers l’image du fast food versus le slow food (rires). Ainsi, comme dans Fantasia, il y a dans La Belle au Bois Dormant un côté artistique qui fait que cela prend indéniablement du temps pour que le public appréhende une œuvre sans aucun doute plus approfondie et plus sensible. On a ici des références au Douanier Rousseau comme à l’expressionnisme allemand !

Donc oui, ce n’est pas un film facile au premier abord mais même si cela n’a pas été le succès attendu, il a marqué largement l’histoire du cinéma disneyen et celle du cinéma en général !

Christian Renaut : On peut trouver différentes raisons à ce manque de succès à la sortie: tout d’abord, le style graphique tout en angles, acérés, à l’exception des trois fées, peut avoir déplu. On a toujours plus d’empathie pour des formes rondes, alors que le film paraissait en comparaison assez froid.

Ensuite, le public a été insensible à la débauche graphique, les décors somptueux, voire trop présents, le caractère pompeux pour un public de 1959 peut-être moins averti que plus tard. Ensuite, le scénario n’est pas très bien ficelé, et a trop de points communs avec Blanche-Neige, une comparaison que redoutait Walt Disney lui-même : la princesse qui n’a qu’un aperçu de son amour, esseulée en forêt à chanter avec des animaux complices, un prince qui vole à son secours, un réveil par un baiser du prince, etc…

Mais sans doute le plus gros problème est-il une conséquence de tous ces aspects : on ne connaît pas bien les personnages, et on s’y attache peu. L’héroïne qui supporte l’histoire n’a rien qui puisse attendrir les spectateurs. Les artistes se plaignaient d’un scénario bancal et mal équilibré.

Disney n’était pas accaparé par d’autres projets, entre ses séries animalières pour la TV, ses premiers parcs Disney ? Je croyais au contraire que l’équipe avait les coudées franches ?

Christian Renaut : Quand le travail a commencé sur La Belle au Bois Dormant, Walt avait trop de projet à gérer. Il était comme un Monsieur loyal dirigeant un cirque à vingt pistes : dans son autobiographie, Bill Peet, génial scénariste, explique l’une des nombreuses raisons qui peuvent expliquer le demi échec du film.

En effet les années 50 voient Walt Disney lancer Disneyland mais aussi les documentaires animaliers, les films en prise de vues réelles… Mais surtout il se passionne pour ce média auquel peu croient à Hollywood : la télévision ! Il était donc rarement présent aux réunions sur ce projet ambitieux, et les scénaristes s’en plaignaient.

Dimitri Granovsky : Ces braves gars (rires) se sont tout de même retrouvés plusieurs fois dans la salle où Walt venait et évaluait les rushs et tout le travail en développement. Sans même dire que Marc Davis était l’un des artistes les plus proches de Disney, avec une relation de confiance qui se faisait dans la transmission comme dans la qualité des dessins. On put donc parler d’une vraie homogénéité artistique du film…

… mais qui semblait avoir du mal a rimer avec féminité, dans le dessin notamment de la Belle. Ses cheveux évoquent l’art nouveau, mais certains ont parlé alors d’un dessin en forme de… nouilles !

Christian Renaut : L’une des difficultés, outre le graphisme lui-même, était qu’elle garde cette grâce d’une façon encore plus accentuée que chez Cendrillon. Ollie Johnston a ainsi dit : « on a essayé de la féminiser au maximum, de donner une grande douceur dans le dessin de façon à ce qu’elle évolue avec grâce et féminité… » Mais comme l’a ajouté Burny Mattinson qui faisait ses débuts d’assistant auprès de Marc Davis sur Aurore : « on a fait tout ce qu’on a pu pour coller au décor qu’Eyvind Earle avait choisi mais si vous stylisez trop, vous voyez trop les décors, le style, au détriment du personnage, que vous oubliez ». Cette notion de tapisserie vivante va vite devenir un poids pour les animateurs…

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Dimitri Granovsky : On touche ici plus largement au problème du regard porté sur la femme. C’est une question délicate. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, tout était très tendu dans l’équilibre Homme/Femme. À ce sujet, il faut lire Drawing the Line: The Untold Story of the Animation Unions from Bosko to Bart Simpson Hardcover, écrit par Tom Sito, l’un des plus grands story-boarders et animateurs Disney et qui a parlé de cette période où les femmes n’avait même pas le droit de rentrer dans les ateliers de créations !

Par conséquent, que la Belle manque de sensualité, c’est clair mais c’est à toute l’histoire de l’Amérique que l’on touche ici (rires). On est dans une sorte de pudibonderie qui correspondait bien, déjà, à la société américaine de l’époque.

Christian Renaut : Cette héroïne est très typée années 50, et elle fut largement inspirée par Audrey Hepburn. Mais elle constitue un léger recul par rapport à la précédente : Cendrillon. Certes, elles sont toutes de ces héroïnes passives, soumises, qui subissent au lieu d’agir pour se sauver et lutter, mais au moins Cendrillon essayait-elle de confectionner sa robe, de se rendre au bal interdit quitte à défier sa famille, de se laisser une dernière chance à la fin. Mais c’est bien maigre et ce sont les animaux qui font le travail.

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Audrey Hepburn

Aurore, elle, ne fait absolument rien que chanter, ramasser des fruits et rêver. Il faudra attendre encore une décennie avant que les scénaristes n’intègrent l’évolution de la femme dans la société. Dans les années 50, la femme doit s’estimer heureuse d’avoir toutes ces nouvelles inventions de l’électroménager pour se trouver une nouvelle liberté. Pas étonnant, donc, que le film Disney ne révolutionne rien chez son héroïne d’alors.

Christian rappelle comment la Belle… sort en même temps que Vacances Romaines (avec Audrey Hepburn justement !) et comment on baigne dans le New Look de Dior qui emballe alors l’Amérique avec cette taille typique. Et c’est la Barbie aux mensurations idéalisées qui est aussi lancée !

Dimitri Granovsky : C’est là ou Disney et ses équipes s’affirment comme d’extraordinaires sociologues ! Sans même dire que Disney était aussi quelque part un « psychanalyste ». J’en ai d’ailleurs parlé avec des professionnels : l’animation est un terrain d’expression fabuleux qui les passionne ! Ce n’est pas un hasard si l’on se penche de près sur la relation mère/fille, la question de la domination de l’homme, le support du rêve…

Autrement dit : tout ce qui traverse les contes… Et cette forêt, n’est pas justement la peinture d’un univers mental ?

Dimitri Granovsky : Les influences, encore une fois, sont ici nombreuses. Ça peut démarrer à Bosch, en passant par la fin XIXème, le début du constructivisme, du cubisme même, et l’expressionnisme. On peut même recenser un aspect surréaliste, tels que certains nuages et perspectives qui font penser à Dali ! C’est pourquoi je parlerai davantage d’un œuvre composite plutôt qu’hybride.

On l’aura compris, regarder la Belle au Bois Dormant, ce n’est pas une question d’aimer ou pas, mais bien de regarder avec un œil qui va au-delà d’un 24ème de seconde ! Dans ce sens, regarder le livre, c’est un véritable arrêt sur image. On a alors le temps d’analyser, d’approfondir et de percevoir la structure de la forêt, des arbres, les fausses perspectives…

Soit tout un côté riche et protéiforme qui fait que ce chef d’oeuvre a su traverser les décennies et est infiniment plus riche qu’un Cendrillon ? Même si on est encore loin des héroïnes « actives »…

Dimitri Granovsky : Vous mettez le doigt dessus et c’est bien ce qui fait la force d’une œuvre d’art. Quand je suis arrivé la première fois chez Disney, à Burbank, que j’étais dans leur coffre-fort gigantesque, et qu’on m’a sorti l’un des décors d’Eyvind Earle… J’en suffoquais d’émotion ! Je voyais la vraie dimension artistique de ce document !

Christian Renaut : Depuis la Petite Sirène, les scénaristes tentent de faire évoluer la femme dans les films Disney, et, alors que l’évolution avait été très lente jusqu’à la fin des années 1980. Ils ont redoublé d’efforts pour rattraper leur retard par rapport à ces nouvelles femmes de la société.

Du coup, on a voulu aller toujours plus loin dans le côté « la femme sait se battre/ elle peut rivaliser avec les hommes/elle prend son destin en mains » avec Belle, Esmeralda, Tiana, Raiponce ou l’héroïne de Rebelle, Merida. Il fallait briser tous les tabous, allant jusqu’à faire de Tiana une princesse Afro-Américaine. Et depuis, c’est devenu une recette. Aujourd’hui, l’heure est peut-être venue du juste milieu.

Propos recueillis par Serge Marshall.

[toggles][toggle title= »Références »](¹) Créée en 1999, l’école forme en quatre ans aux Métiers du Cinéma d’Animation et des Effets Visuels Numériques.
Contacts :
Ecole Georges Méliès
4 rue Pasteur – Château Georges Méliès
94310 Orly
Tél. : 01 48 90 86 23
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Licence professionnelle Développement d’applications pour l’animation et le jeu vidéo :
Tél. : 01 48 90 86 23 / 01 69 47 75 00
Mail : dimitri.granovsky@ecolegeorgesmelies.fr

(2) Né à Montparnasse d’un père sculpteur constructiviste, Dimitri Granovsky a suivi des routes professionnelles qui ont mêlé création, images et business… Sa passion pour la communication, l’art, le cinéma et les technologies l’a conduit vers… le cinéma d’animation. Dimitri Granovsky enseigne l’histoire, l’environnement économique et professionnel du cinéma d’animation. Il est aussi responsable de la coordination des relations avec l’Université d’Evry pour laquelle une Licence de développeur d’application pour le cinéma d’animation et les effets spéciaux. Il est aussi en charge des programmes de formation professionnelle permanente et des Master Classes.

(3) Auteur des ouvrages, Les Artistes de Disney, Le Cartoon à Hollywood, Tex Avery, Pinocchio, Mickey, Blanche-Neige, il est aussi expert en documents originaux de dessins animés et consultant auprès de Christie’s à Londres et à New York.

(4) Auteur des ouvrages De Blanche-Neige A Hercule – 28 Longs Métrages D’animation Des Studios Disney, et de Les héroïnes Disney dans les longs métrages d’animation (à découvrir sur Amazon.com)

(5) Source des recherches : The Art of Disney animation.[/toggle][/toggles]

Créateur et rédacteur en chef du site. Passionné de cinéma d'animation depuis ma tendre enfance, j'ai monté le site afin de partager à un maximum de personnes mes découvertes.

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