(Entretien) Gints Zilbalodis et son Ailleurs

En juin dernier, alors que le monde est en pleine crise sanitaire, Gints Zilbalodis, réalisateur letton à la tête de l’onirique Ailleurs (notre critique est ici) nous accorde un entretien à distance pour parler de son cinéma, ses influences et ses ambitions. Dans l’intimité de son foyer, il se livre.

Tout d’abord, merci de nous accorder un entretien et félicitations pour ce très beau film poétique. Une première question se pose : pourquoi avez-vous choisi l’animation au début de votre carrière ?

Il y a plusieurs raisons. La première c’est que je voulais faire n’importe quel type de film mais l’animation est plus facile lorsque l’on a pas beaucoup d’argent. De plus, je pense qu’avec l’animation je peux raconter les histoires qui seraient vraiment difficiles, voire impossibles, autrement. C’est probablement là que réside ma force : je ne suis pas à l’aise avec l’écriture des dialogues ou le travail avec des acteurs. Je le serais peut-être un jour mais pour l’instant je sens que tout faire par moi-même est plus facile. L’animation ne requiert pas beaucoup de technologies chères. 

J’aime l’animation et j’ai grandi avec. Finalement, je n’ai pas vraiment planifié mon passage par l’animation mais j’y suis venu et j’ai pris un énorme plaisir. 

Le choix d’un film muet pour Ailleurs était un choix technique mais est-il aussi artistique ? 

Ce n’était pas vraiment un choix. Tous les courts-métrages que j’ai faits étaient sans dialogues et j’aime travailler ainsi. D’ailleurs, mon prochain film sera aussi muet. Peut-être que j’essayerais un jour d’avoir des dialogues mais il faudra alors que je sois aidé dans l’écriture : ce serait un vrai challenge. Il y aurait alors plus de travail pour traduire dans toutes les langues. Je pense que s’il n’y a pas de dialogue, les autres parties de la création d’un film sont plus expressives. Si on a des dialogues, on se repose dessus pour expliquer plus facilement le film. Sans eux, on est obligés d’être plus créatif pour trouver des solutions : c’est une belle manière d’apprendre à faire un film, d’apprendre à dire les choses visuellement grâce à la caméra et l’écriture. 

Et vos films sont puissants grâce à la gestion du son. D’ailleurs, que pourriez-vous nous dire sur vos précédents films ?

J’ai fait plusieurs courts avant Ailleurs. Chacun d’eux est fait à partir d’une technique différente : numérique, 3D, cartoon. Pour les films 3D, j’ai voulu travailler avec les mouvements de caméra d’autant plus que je ne suis pas très doué dans l’animation traditionnelle. Mais je n’étais pas très intéressé par un style réaliste, j’ai donc choisi une 3D stylisée et graphique en combinant des personnages en 3D et des arrières-plans en peinture noire mais j’ai finalement décidé de tout animer en 3D, y compris les décors, pour pouvoir pleinement exploiter les mouvements de caméra. 

J’ai donc essayé différentes techniques et ai beaucoup appris. Avec ces films, j’ai eu un succès modéré dans les festivals et en ligne, ce qui m’a permis de rassembler le financement pour Ailleurs

(c) Gints Zilbalodis

Je crois que votre prochain projet est relié au court-métrage Aqua… 

Oui, c’est une adaptation de mon premier court-métrage et elle s’appelera Flow. Je suis en pleine pré-production : j’écris le script et je compose des concept-arts. Le plan est de faire un film plus grand en scope, plus grand qu’Ailleurs. Il y aura plus d’évènements, plus de tension et plus de personnages mais ce sera également plus grand au niveau de la production. J’aurais probablement besoin de plus de personnes que sur Ailleurs, que j’ai réalisé moi-même.

Justement, pourquoi avez-vous choisi de travailler seul sur votre premier long-métrage ? Je n’ose imaginer à quel point cela a dû être difficile.

Ce n’était pas vraiment un choix : j’ai commencé sans connaître grand chose. Même si j’ai obtenu des financements grâce aux courts-métrages, j’avais un très petit budget. Ce n’était donc pas vraiment une grande décision à prendre mais plutôt une manière de travailler qui m’est propre et à laquelle je suis habitué. D’ailleurs, je crois qu’il y a de beaux avantages dans cette façon de procéder : parfois, il est difficile d’expliquer certaines choses alors je crois que c’est plus facile de le faire par moi-même car certaines de mes idées sont assez abstraites. Mais c’était ce que je ressentais en commençant mon projet. A présent, je suis plus confiant et je me sens prêt à travailler avec d’autres artistes pour créer un film intéressant.

Pourquoi avez-vous décidé de compléter la réflexion sur le crash d’un avion qui était le sujet de votre court-métrage Priorities ?

Ce n’est pas une référence consciente : c’est vraiment venu de l’histoire. Il n’y a pas de dialogue, il fallait donc que ça fasse sens sans que les personnages aient besoin de parler. Dans le cas d’Ailleurs, le personnage atterit sur une île et ce n’est probablement que l’idée originelle. L’idée de l’avion est assez simple. A présent, je l’ai fait deux fois et ce sera tout. Je chercherai une autre idée la prochaine fois, promis ! 

Quelles ont été vos inspirations pour créer le monstre d’ombres qui suit le personnage ? On pense évidemment au Voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki…

Bien sûr, le film de Myazaki est une inspiration mais aussi tous les autres films Ghibli (comme Princesse Mononoké). Je pense aussi au jeu-vidéo Shadow of Colossus de Fumito Ueda. Il y a tellement de références ! It Follows de David Robert Mitchell, un film d’horreur me parle aussi : les films dans lesquels les personnages sont poursuivis par des monstres obscurs sont nombreux. 

Autre exemple, le film Duel (de Steven Spielberg), à propos d’un camion qui suit une petite voiture mais dont on ne sait rien. J’aime cette idée du mystère car dans mon film je n’explique pas ce qu’est ce monstre. Ce qui m’intéresse, c’est l’interprétation des gens au sujet de ce monstre sombre qui suit mon personnage. Quand j’allais dans des festivals, les gens l’interprétaient avec leur propre culture et c’était toujours différent.

(c) Gints Zilbalodis

On a parlé de l’étrange et du mystère dans votre film mais qu’avez-vous voulu dire par le biais des pierres noires composant le décor au début du film ? 

Cet endroit est un cimetière, un lieu sacré. Le monstre ne peut pas y entrer car c’est en quelque sorte interdit pour lui alors qu’il s’agit d’un espace réconfortant pour le garçon. C’est pour ça qu’il est tenté d’y rester mais il n’oublie jamais vraiment que cela reste un cimetière. Cela lui rappelle qu’il mourra probablement s’il reste là trop longtemps. Cela le pousse à quitter sa zone de confort pour découvrir le monde. 

Pourquoi avez-vous choisi de couper le film en chapitres ?

J’ai découpé mon film en quatre chapitres que j’ai créés séparément. Même si j’ai toujours conçu mon projet comme un long-métrage, cela m’a permis de prendre moins de risques pour obtenir des fonds. Je me sentais plus à l’aise en procédant ainsi car si je ne parvenais pas à finir le film, j’aurais toujours pu les utiliser comme des courts-métrages. Chaque chapitre est un peu une histoire en elle-même, chaque chapitre a une petite structure : un début, un milieu et une fin. On ne comprendrait pas forcément tout en les regardant séparément mais on pourrait avoir une expérience satisfaisante quand même. En les créant les uns après les autres, j’ai finalement découvert le film au fil de sa production. J’ai fait le premier chapitre sans vraiment savoir ce qui allait arriver dans le suivant. C’était un vrai risque pour faire un film et je ne le recommanderais pas forcément, d’où ma préparation en amont pour mon prochain long-métrage. C’est une manière très étrange de faire un film même si cela m’a offert de belles découvertes. Cela ressemble un peu à une série télévisée finalement avec une mini-histoire dans chaque épisode. Je suis très intéressé par l’univers des séries et ses cliffhangers, d’où la construction de mon film.

Quelles sont vos séries animées préférées ? 

Il y en a beaucoup mais l’une de mes favorites est Conan, le fils du futur d’Hayao Miyazaki. C’est une inspiration pour mon prochain film car il y a un monde post-apocalyptique. Je préfère d’ailleurs cette série à tous ces films. 

Et votre film d’animation préféré si vous pouviez n’en choisir qu’un ? 

Sûrement l’un des films Ghibli. J’aime la plupart d’entre eux. Je pourrais également citer les films de Satoshi Kon ou ceux de Brad Bird. Coraline d’Henri Selick également. Mais c’est difficile de répondre à une telle question ! 

J’aimerais également vous parler de la bande originale d’Ailleurs : quelles ont été vos inspirations durant la création ? La piste« Prey » est magnifique ! 

C’est la première fois que je fais de la musique. En premier lieu, j’ai essayé de travailler avec un compositeur qui a fait un très bon travail mais je voulais des compositions moins classiques et orchestrales. Je désirais une bande originale plus minimaliste. N’ayant pas d’entraînement musical, je savais que je ne pourrais pas faire de mélodies compliquées mais cela tombait bien puisque je recherchais plutôt la simplicité. J’ai donc appris par moi-même pour composer un genre de musique qui ne nous dicte pas nos émotions en tant que spectateur. Ma bande originale n’est pas gorgée d’accents musicaux rythmant l’action comme les films à gros budgets. Je voulais qu’elle soit plus atmosphèrique et je dois avouer que j’ai vraiment apprécié la composer. Cela va plus vite que l’animation et on a des résultats immédiatement : ainsi, je pouvais juger rapidement mon travail.

En animation, on s’épuise parfois à cause de la lenteur du processus. 

J’ai entendu quelqu’un dire, il y a quelques années, que la musique constitue 50% d’un film et je n’étais pas d’accord car toutes les autres composantes d’un film se partageraient alors les 50% restants. Et aujourd’hui, je me rends compte que la musique peut tout changer car elle mène les émotions. Du coup, pour mon prochain film, j’ai déjà composé de nombreux morceaux, avant même d’avoir commencé l’animation. En débutant par la musique, j’ai l’impression que je vais pouvoir aller dans des recoins où je ne pensais pas aller, il y a une véritable forme de liberté. Je souhaite que la musique soit vraiment complémentaire de la dynamique narrative.

(c) Gints Zilbalodis

Finalement, à l’image de votre personnage dans Ailleurs, vous avez une vraie soif de découvertes dans tout ce que vous entreprenez.

Oui, j’essaye de planifier tout ce que je fais avant de me lancer mais je ne suis pas souvent ces plans. J’aime essayer différentes choses et privilégier la spontanéité alors que l’animation est un monde généralement réglé comme une horloge. En travaillant seul, j’ai eu une grande marge de manœuvre et j’ai beaucoup improvisé. Je n’ai même pas fait de story-boards pour Ailleurs. J’ai préféré promener ma caméra virtuelle dans les décors numériques et trouver les meilleurs axes de prises de vues. C’est un peu comme un documentaire : je commençais à filmer et puis j’ai découvert le film en le montant. 

Et cela se voit car nous avons l’impression que la caméra flotte autour du personnage tout au long du film. 

En effet. Vu qu’il n’y a pas de dialogues, on doit raconter l’histoire avec d’autres outils. La caméra est un de ceux-là, et peut-être le plus important puisqu’elle incarne un langage à part entière. Elle est capable de provoquer des émotions aux spectateurs selon les changements d’axes ou la vitesse des déplacements. La perspective est également importante. J’ai essayé de séquencer différemment les étapes du film selon des points de vue divers : entre la vue subjective et le point de vue externe. La combinaison permet au spectateur de construire ses propres émotions face au film sans forcément être guidé par un point de vue dominant. Inconsciemment, c’est la caméra qui nous pousse à réfléchir. En 3D, on peut tout faire et les limites sont inexistantes : certaines scènes dans Ailleurs auraient été trop difficiles à réaliser en prises de vues réelles. Tout cela renforce le sentiment d’immersion qui me tenait à cœur. 

Pour finir, comment avez-vous vécu le Festival d’Animation d’Annecy où Ailleurs a reçu le prix Contrechamp en 2019 ? 

C’était incroyable. Aucun de mes courts-métrages n’a été sélectionné car c’est un festival très compétitif. J’espérais qu’Ailleurs soit sélectionné car c’est l’un de mes festivals favoris. Après tout, il rassemble tous les fans d’animation. Et finalement, j’ai gagné le prix : c’était énorme pour moi ! Soudain, tous les autres festivals ont voulu sélectionné mon film et ça m’a ouvert plein d’opportunités. C’est un festival important pour les animateurs indépendants car il peut tout changer. Pour mon prochain film, j’ai de vraies opportunités à présent. Je ne m’y attendais vraiment pas car le fait d’être sélectionné était déjà une vraie victoire, d’autant plus que trois autres festivals avaient refusé de sélectionner mon film auparavant… Après Annecy, tout a changé ! 

Merci pour votre temps ! Un dernier mot pour la fin ? 

Oui, j’espère que vos lecteurs découvriront Ailleurs sur grand écran, c’est important. Quand j’ai découvert le film sur grand écran lors de sa première, j’ai été subjugué. C’est réellement un film visuel qui doit être vu dans les meilleures conditions possibles. 

Entretien mené par Nathan en juin 2020.

Nourri aux univers animés depuis la découverte de "Kirikou et la sorcière" en 1998, Nathan porte son regard critique et analytique sur l'univers des longs-métrages. Il est rédacteur sur Focus on Animation depuis 2012 et est l'auteur d'un ouvrage somme sur la carrière de Michel Ocelot (chez Third Editions).

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