(Critique) Le Voyage du prince de Jean-François Laguionie & Xavier Picard

En 1998, Jean-François Laguionie réinventait la philosophie voltairienne en se faisant rencontrer deux mondes que tout opposait : les singes « sauvages » et les singes civilisés. Sorte de relecture très libre de l’ouvrage romanesque de Pierre Boulle, Le Château des singes divertissait autant qu’il amorçait une vaste réflexion sur les ravages de l’intolérance. Vingt ans plus tard, il est temps de retrouver le Prince qui disparaissait à l’horizon au milieu du premier métrage pour ne jamais revenir. L’occasion pour le réalisateur, cette fois-ci épaulé par Xavier Picard, de renouer avec un récit philosophique, dans la droite lignée de son dernier projet Louise en hiver qui délaissait l’art classique de la narration pour celui de la réflexion métaphysique. Et une fois encore, la réussite est au rendez-vous. Le Voyage du prince est une œuvre liguée contre l’obscurantisme aussi magnifique qu’essentielle qu’il serait regrettable de louper en salles.

Synopsis : Un vieux prince échoue sur un rivage inconnu. Blessé et perdu, il est retrouvé par le jeune Tom et recueilli par ses parents, deux chercheurs contraints à l’exil… Le prince, guidé par Tom, découvre avec enthousiasme et fascination une société pourtant figée et sclérosée.

(c) Mélusine Productions

Le risque de se répéter est grand lorsque l’on décide d’établir la suite d’un film grandement salué (et de nombreux studios se sont cassés les dents face à une telle entreprise) mais en déplaçant l’action de son nouvel opus dans une ville modernisée, l’équipe créative du nouveau long-métrage de Laguionie fait les bons choix. Exit l’univers médiéval propre au premier film, c’est désormais l’industrialisation qui est au centre du propos filmique. Après avoir fait découvrir son monde au jeune Kom dans le premier film, le Prince découvre, à son tour, un monde qui lui est inconnu. Portant son regard d’étranger sur une société nouvelle, le singe rappelle forcément les héros candides de Voltaire, ironisant sur les dérives d’une société voilée par des fables littéraires. Rythmant le film de sa voix off assurée (on salue la prestation orale d’Enrico Di Giovanni), le personnage pointe du doigt ce qui ne tourne pas rond – à l’image d’une assemblée d’hommes-singes politiques en fin de métrage qui prend des allures de zoo agité.

Témoignage d’un monde déshumanisé (ou dé-singé si l’on reprend l’univers créé par le film), Le Voyage du prince n’hésite pas à prendre des chemins sombres pour dénoncer son monde. Travail à la chaîne, asociabilité des habitants, obsolescence programmée, intolérance envers les étrangers : autant de thèmes qui ne sont pas sans rappeler notre époque contemporaine. Lorsque les hommes politiques de cette ville atypique décident que les problèmes trouvent leur source auprès des étrangers, l’on se dit que l’actualité n’a jamais été aussi proche de ce qui nous est conté. Réduit à l’état d’animal exhibé (et l’aura de l’écriture satirique de Didier Daenincx et son Cannibale n’est plus très loin), le Prince trouve son salut dans sa relation avec un autochtone arraché à sa liberté première. Les métaphores abondent et densifient le propos d’un film aussi beau que touchant. Combattante de l’ombre, la nature gagne du terrain et menace le confort (apparent) des êtres civilisés. Propos dans l’ère du temps, évidemment lorsque l’on constate que les catastrophes naturelles ne cessent de s’amplifier.

(c) Mélusine Productions

Magnifiquement mis en scène – malgré l’hybridation 2D/3D dont Laguionie ne peut désormais se passer – le film est particulièrement soigné. Qu’il s’agisse d’angles de prises de vues adaptés ou des mouvements de caméra qui accompagnent à merveille l’état d’esprit des personnages (à l’image de l’ascension finale des personnages principaux au beau milieu d’une forêt verdoyante alors que tout les oppose), nous avons affaire à une production ciselée. On apprécie également les clins d’œil faits à la filmographie du réalisateur en chef : les êtres masqués, le tableau de la femme nue, la puissance dévastatrice des apparences sont autant de références explicites à l’imaginaire du réalisateur. Suite d’un premier film passionnant et œuvre somme : Le Voyage du prince célèbre l’imaginaire de Jean-François Laguionie avec efficacité. Seul regret dans cet océan de plaisirs : la brièveté du film (1h12 au compteur) qui laisse un étrange goût d’insatisfaction. Le spectateur conquis aurait tant aimé rester plus longtemps aux côtés du Prince et Tom pour approfondir leur regard plein de poésie sur le monde.

A l’arrivée, Le Voyage du prince est une suite qui complète à merveille la première aventure animée réalisée par un des maîtres de l’animation à la française. En replongeant dans l’univers qu’il a lui-même initié, tout en le complexifiant avec une ville industrialisée, Jean-François Laguionie nous dit tout des ravages progressistes au cœur de notre société. Miroir de l’Homme, le Prince prend conscience que le monde est en danger dans une production unique qui, en plus, peut se suffire à elle-même car le premier film est subtilement réinventé au détour d’une séquence flash-back. LE film d’animation à voir en décembre !

Critique rédigée par Nathan

Nourri aux univers animés depuis la découverte de "Kirikou et la sorcière" en 1998, Nathan porte son regard critique et analytique sur l'univers des longs-métrages. Il est rédacteur sur Focus on Animation depuis 2012 et est l'auteur d'un ouvrage somme sur la carrière de Michel Ocelot (chez Third Editions).

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