(Entretien) Rémi Chayé et ses espaces sans contours

Au détour d’une conversation Zoom, Nathan a pu rencontrer le réalisateur Rémi Chayé, capitaine à la barre de deux longs-métrages splendides (Tout en haut du monde et Calamity : une enfance de Martha Jane Cannary).

Nathan : Pour commencer, pourrais-tu me dire en quelques mots les raisons qui t’ont amené à choisir l’animation au début de ta carrière ?

Rémi Chayé : J’étais plutôt parti pour faire de la BD car il n’y avait pas la télé à la maison et parce que j’allais à la bibliothèque municipale et que je mangeais tout ce que je pouvais en bandes dessinées. J’adorais dessiner et j’ai découvert Moebius à 15 ans et le Major Fatal. C’est grâce à ses œuvres complètes que j’ai appris à dessiner. Je suis donc rentré en école d’arts dans la perspective d’en faire mon métier. Mais très vite, j’ai constaté que ça ne marchait pas, je me suis donc retrouvé illustrateur, dans l’ennui le plus profond. Heureusement, un jour, j’ai rencontré un ami qui m’a proposé de montrer mes dessins dans un studio de dessin animé. Ça correspond à un moment où, en tant que jeune adulte, j’ai découvert Akira mais aussi l’univers de Miyazaki. Tout cela me semblait proche de la pratique du dessin et me fascinait.

Alors que j’étais très solitaire, dans une pratique de l’illustration à la maison, j’ai rencontré une bande de gens qui s’amusaient beaucoup, qui picolaient le soir, qui s’échangeaient des bouquins, des références, des films, ça discutait, ça parlait politique, ça se vannait toute la journée ! J’ai découvert cette bande d’animatrices et d’animateurs d’Angoulême et je n’ai pas lâché le truc à partir de là : c’était tellement tonique que c’était bien mieux que ce que je faisais depuis six ou sept ans.

Si l’on en revient à ta première production au long cours, Tout en haut du monde, qu’est-ce qui a initié ce style graphique sans contours déjà maintes fois loué ? D’où provient ton inspiration pour celui-ci ? Avais-tu une appétence pour l’art pictural puisque l’on pense forcément à l’impressionnisme en découvrant tes oeuvres ? 

Rémi Chayé : Cela m’est venu doucement, ce n’était pas joué d’avance. Je n’avais pas d’écriture graphique personnelle et c’est probablement pour ça que ça n’a pas marché en BD. Lors des recherches pour Tout en haut du monde, j’ai essayé de retirer le calque de traits d’un dessin que je faisais et je me sui rendu compte que c’était intéressant. Le fait de structurer un dessin par l’ombre et la lumière, ça intéressait finalement plus que mes dessins aux traits. C’est un espèce de hasard et d’intuition mais également le regard des autres qui m’ont poussé là-dedans. J’ai donc repris toutes mes illustrations pour le film en les adaptant à cette esthétique et j’ai trouvé ça convaincant. Tout à coup, la lumière devenait importante et j’ai alors su que je pourrais mieux m’exprimer.

Evidemment, j’ai une appétence pour la peinture car je l’ai pratiquée un petit peu. Je suis très influencé par l’école de Barbizon, par les grands peintres et notamment par les impressionnistes.

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Cela tombe bien que tu abordes le sujet de la lumière car il s’agit d’un élément central au sein de l’esthétique de tes films. Les contrastes sont très forts, que ce soit dans Tout en haut du monde ou Calamity. Comment travailles-tu cela ?

Rémi Chayé : Justement, je ne l’ai pas souligné lors de la question précédente mais tout cela vient d’un travail collectif. C’est ce que j’aime beaucoup dans l’animation : à la base, c’est une idée que j’ai eue mais elle a été travaillée par toute l’équipe du film et le style est développé par l’équipe en entier : du layout man, au designer jusqu’au coloriste (Patrice Suau, directeur artistique sur les deux films). Patrice Suau travaille l’écriture par les couleurs. Dans le premier film, c’est un registre lumière nordique, pastel et ombres marquées alors que dans le second film, c’est plus impressionniste, plus nabi avec des couleurs presque saturées. L’utilisation des couleurs est très différente entre les deux films, mais sa force doit beaucoup à Patrice Suau

La lumière m’intéresse, parce que je suis fasciné par Le Caravage depuis tout petit par exemple. Il faisait des petites maquettes avec des morceaux de papier de ses peintures, j’ai entendu dire ça mais je ne sais pas si c’est vrai , et les éclairait à la bougie pour déceler les éclairages forts. 

On parle des couleurs et des éclairages, et j’ai l’impression que Calamity est plus « édulcoré » que son prédécesseur, qu’il s’agisse de l’apparat graphique auquel l’Amérique se prête mieux mais également du scénario, est-ce un choix conscient ? 

Rémi Chayé : C’est marrant parce qu’on me dit souvent le contraire ! Calamity serait plus noir que Tout en haut du monde car dans le premier film, la gamine elle rayonne, elle est sage et les gens autour d’elle sont sympathiques avec elle. Dans Calamity, le début est particulièrement noir car il y a de nombreux adultes sur lesquels elle ne peut pas compter. Son père et le meneur du convoi notamment : une violence contre elle s’exprime avec force dans le début du film.

Après, il est vrai qu’il y a une prise de conscience entre mon premier film et Calamity. Celle que l’âge des gamins qui viennent voir le film est plus jeune que ce que je pensais. Lors de la diffusion de Tout en haut du monde, j’ai beaucoup tourné dans les salles de France et je me suis aperçu que certains spectateurs avaient 3-4 ans et passaient à côté du film. Certains me demandaient si le grand-père allait être décongelé comme du poisson pané… Je sentais qu’ils n’avaient pas compris qu’il était mort. Du coup, quand on a écrit avec Fabrice de Costil et Sandra Tosello, on a fait en sorte d’écrire avec des entrées pour les plus jeunes, notamment via le chien et les animaux. Une sorte de présence qui leur permet d’y trouver leur compte même si l’histoire leur échappe un peu sur certains points. Une manière de les capter différemment tout en passant un bon moment.

Mais je pense qu’édulcoré est un mot un peu fort, nous n’avons pas arrondi les angles dans Calamity. C’est l’exclusion sociale pour elle quand même : il y a un procès contre elle et elle est obligée de s’enfuir. En termes de dessin animé pour enfants, on va finalement assez loin.

C’est effectivement la part d’onirisme, qui est moins prégnante dans le second film que dans le premier, qui le rend plus accessible à mes yeux. 

Rémi Chayé : Exactement. En plus, l’imagerie dans Tout en haut du monde, à base d’ombres et de lumières est plus âpre. 

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Justement, au sujet des points communs entre les films, un élément me vient à l’esprit : l’amour des grands espaces. D’où te vient cet amour pour les grands espaces ? Y a-t-il une étincelle autobiographique dans cet élan vers l’inconnu et le récit d’aventures ? Ou est-ce plutôt une fascination pour les romans de Jules Verne ou Jack London ? 

Rémi Chayé : Tout ça ! Mais au passé pour les voyages car je suis un jeune papa d’un gamin de 4-5 ans mais ça reviendra avec lui plus tard. J’aime beaucoup voyager : par exemple, je suis allé en Mongolie et j’ai traversé la Russie en train pour y aller. J’ai découvert le Kansas quand j’étais tout petit et l’énormité des paysages américains avec les grands nuages. Mais je me considère aussi comme un architecte frustré : j’aime les notions d’espace, de distance, de perte de distance. Je me fascine aussi pour le XIXème siècle car je parle surtout des grands espaces de ce siècle où tout n’est pas cartographié, où il y a des espaces encore gris sur les cartes alors qu’aujourd’hui nous vivons dans un monde totalement fermé et tracé. 

Je m’installe donc bien dans une histoire quand il y a une part de mystère, mais je suis aussi fasciné par la ville. Tout ce qui se raccorde aux décors me passionne. 

On verra donc probablement des décors urbains dans l’un de tes prochains films… C’est peut-être l’occasion de parler de l’un de tes futurs projets ?

Rémi Chayé : Cela se pourrait bien ! Je travaille actuellement avec Fabrice de Costil et Sandra Tosello sur l’écriture d’un film s’appelant « Freda ». L’histoire d’une gamine qui sort de la Zone (un espace entourant Paris, une nébuleuse de bidonvilles installée sur un glacis défensif à la suite des fortifications de Thiers). Il y a eu quelques expulsions à cette époque mais il y a eu une tolérance des militaires pour la disposition de roulottes et cabanes. C’était une zone de grande pauvreté mais en même temps un espace très bucolique : une sorte de campagne à Paris.

Il s’agissait de quartiers très stigmatisants et l’on image alors le destin d’une jeune fille sortant de ce quartier-là pour essayer de devenir chanteuse, autour de 1900. On l’imagine un peu comme une punk avant l’heure : elle n’a pas beaucoup de technique mais elle va remplacer cet écueil par une énergie incroyable, comme celle des Riot Girls dans les années 90.

Ce sera donc une parfaite transition entre les grands espaces et l’univers urbain. 

Puisque tu parles d’une chanteuse dans ton prochain film, comment se passe le travail avec les compositeurs de tes films ? Dans Tout en haut du monde on a le droit à des pistes pop/rock, alors que dans Calamity , la composition est évidemment plus héritière de sonorités folk. 

Rémi Chayé : Au début, on fait l’objet spécifique à l’animation : l’animatique, un story-board filmé et à ce moment-là, je réfléchis avec Benjamin Massoubre (monteur du film) à la musique que l’on met dans le film et comment on l’intègre au récit. A l’origine, je comptais repartir sur un contrepied musical pour Calamity, mais ça ne marchait pas. Ca a commencé à marcher quand on a mis du Warren Ellis et du bluegrass. On s’est aperçu qu’il fallait qu’on soit dans le vocabulaire du paysage dans ce coup-là. Il s’agissait donc de travailler avec une compositrice : l’agence 22D nous a proposé plusieurs noms, dont celui de Florencia Di Concilio. J’ai remarqué qu’elle avait composé la bande originale du film Ava (de Léa Mysius), un très beau film dont je me souvenais de la BO, à la harpe, un espèce de violoncelle à fret qu’elle utilise de manière très contemporaine. Elle avait également bossé sur Dark Bloods, un film se passant dans le Sud des Etats-Unis, elle cochait donc toutes les cases.

On s’est donc rencontré et on s’est rapidement entendu. A partir de l’animatique, elle a composé des mélodies. Elle a fait des maquettes avec quatre musiciens de bluegrass mais lorsqu’elle a vu la couleur du film, elle s’est dit que cela serait trop juste de travailler avec seulement quelques musiciens. Vu l’ampleur des paysages, elle préférait aller vers un orchestre. Nous sommes donc allés enregistrer à Londres avec un orchestre de gens très compétents, travaillant pour des grosses productions américaines. Florencia avait tout orchestré, et c’est assez rare finalement. Au résultat, on a une composition que je trouve forte et adaptée à l’image. Et je pense à la petite perle de la fin, la chanson de Calamity avec une chorale d’enfants. La collaboration s’est tellement bien passée que je repars avec Florencia pour mon prochain film.

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Très bonne nouvelle ! Et ce qui me semble intéressant au niveau de la musique, c’est que ton équipe et toi-même avez su ne pas l’utiliser en permanence. Je pense notamment à la séquence durant laquelle Martha (Calamity) se coupe les cheveux, nous sommes loin de Mulan avec une séquence forte et dramatique et une composition de Jerry Goldsmith. Les bruitages prennent de l’ampleur dans Calamity.

Rémi Chayé : C’est justement intéressant car dans Tout en haut du monde, il doit y avoir à peine 20 minutes de musique dans tout le film. Les sound designer en parlent encore car ils se sont retrouvés au premier plan durant la production, ils ont eu un sacré travail à fournir. La plupart du temps la musique est constante pour soutenir les émotions et nous dire quoi penser durant les séquences importantes, notamment dans les films américains aujourd’hui. Cela me hérisse le poil. J’ai une haine de ce genre d’écriture, je suis donc réticent à l’idée de mettre de la musique. En travaillant avec Florencia, je lui avais seulement demandé de la musique sur quelques extraits mais elle m’a finalement proposé plusieurs pistes supplémentaires. J’ai donc appris à travailler avec de la musique grâce à elle. Je ne supporte pas la musique tapisserie qui vient doubler l’émotion, c’est insupportable. 

Ton troisième personnage principal sera encore une héroïne, pourquoi tiens-tu autant à privilégier des personnages féminins ? Est-ce un choix conscient ou naturel ? 

Rémi Chayé : Ça vient comme ça… Et je n’ai fait que deux films pour l’instant ! Et l’idée du premier film n’est pas de moi : c’est Claire Paoletti, la scénariste originale, qui m’a proposé le film. Il y avait déjà tout : une jeune russe de l’aristocratie qui allait chercher son grand-père sur la banquise. Ça m’a plu parce que mon imaginaire du dessin animé est beaucoup marqué par le Japon et qu’il y a beaucoup d’héroïnes, comme Mononoké. Bon, je t’ai parlé d’Akira tout à l’heure, mais c’est l’exception. 

Pour Calamity, ça m’est tombé dessus en cherchant des idées. J’ai vu un documentaire sur Arte et ça m’est venu. Pour Freda, c’est encore une héroïne… Mais je soutiens beaucoup les combats féministes, c’est une partie de la politique qui m’intéresse beaucoup. Ce n’est donc pas un hasard, mais ce n’est pas non plus une obsession. 

Il y a aussi le truc structurel à l’animation française : je fais des films pour enfants, je l’assume et je suis très bien où je suis. Quand tu fais des films pour enfants, tu choisis des héros de l’âge du public.

Te verrais-tu faire un film plus adulte un jour ?

Rémi Chayé : Pour l’instant, la question ne se pose pas. Je suis à l’aise car je trouve ça chouette de parler de problèmes importants aux enfants sans les prendre pour des cons. Je ne fais pas partie de ce genre de réalisateur qui imagine des films avant de les downgrader (rétrograder) pour les rendre accessibles aux enfants. Je pense en amont mes films pour les enfants, j’écris pour eux et essaie d’éviter les problématiques trop adultes. 

Ça me plait de montrer des modèles alternatifs aux enfants comme une fille qui ne reste pas à sa place, qui est dure, voire grossière.

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En parlant de Calamity, il a reçu le Cristal du long-métrage à Annecy. Comment as-tu vécu cette édition si particulière ? Les retours sur ton film de la part de la presse et du public ?

Rémi Chayé : Ça s’est super bien passé pour Calamity, et beaucoup mieux que pour Tout en haut du monde où nous étions passés sous les radars. Avec Calamity, on approche d’une certaine notoriété même si ce n’est pas encore grandiose. 

La presse était vraiment chouette et dans les deux cas, les spectateurs sont très contents lorsqu’ils ressortent de la salle mais encore faut-il que nous parvenions à les faire entrer dans la salle. C’est un problème de notoriété et de style graphique : les enfants quand ils voient ça, ils n’ont pas forcément envie d’y aller car ce n’est pas de la 3D, ni du Pixar. Mais quand ils voient le film, finalement ils sont contents. Ça marchait plutôt bien lorsque le film est sorti en octobre car on avait un bon bouche-à-oreille mais le confinement est survenu. 

Concrètement, je ne l’ai pas mal vécu car pendant les deux semaines d’exploitation, j’ai fait une ou deux salles par jour, d’Annecy à Angoulême. J’ai rencontré le public qui était content, qui applaudissait, qui pleurait à la fin, qui me posait plein de questions. J’échangeais avec eux et ça me donnait plein d’énergie positive. J’ai passé quinze jours sur un petit nuage avec de nombreux compliments, tout comme l’équipe créative, que ce soit au sujet des couleurs du film ou de la musique. Ça m’a permis de me confiner avec de belles énergies. 

Malheureusement, cela reste triste car le film a fini sa vie en salles. Il ressortira dans quelques salles d’Art & Essai et aura le droit à quelques projections scolaires. Mais je garde à l’esprit que nous faisons partis des chanceux à avoir pu sortir en salles, ce qui n’est pas le cas du Peuple loup de Tomm Moore par exemple. 

Pour finir, pourrais-tu nous partager ton dernier coup de cœur animé ? 

Rémi Chayé : Je crois que c’est J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin… Une grosse claque dans ma gueule ! C’est admirable : très bien réalisé, brillant sur le plan du rythme et du montage. J’ai eu l’impression de ne pas boxer dans la même catégorie. 

Merci pour ta disponibilité et tes réponses pleines de sens et bon courage pour la suite de tes projets ! 

Propos recueillis par Nathan en avril 2021.

Merci à Youssef Lemhouer de l’agence Cartel pour sa disponibilité !

Nourri aux univers animés depuis la découverte de "Kirikou et la sorcière" en 1998, Nathan porte son regard critique et analytique sur l'univers des longs-métrages. Il est rédacteur sur Focus on Animation depuis 2012 et est l'auteur d'un ouvrage somme sur la carrière de Michel Ocelot (chez Third Editions).

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